Alain de Benoist, fondateur du GRECE, explique comment la réflexion fit de lui et de ses amis des gaulliens, à défaut d’être gaullistes… Entretien réalisé par Nicolas Gauthier.
Nicolas Gauthier : Historiquement, le GRECE est né d’un milieu marqué par un fort antigaullisme, celui de 1945 comme celui de 1962. Pourtant, la revue « Eléments », qui en est proche, a été la première à poser la question en d’autres termes : à défaut d’être gaulliste, peut-on être gaullien ? Pouvez-vous nous expliquer ce cheminement ?
Alain de Benoist : C’est surtout vrai de l’antigaullisme de 1962, ne serait-ce que pour une question de génération : mon adolescence, ce n’est pas la Libération, mais la guerre d’Algérie. Si la plupart des membres du GRECE n’en sont pas restés à cette époque, c’est qu’ils savaient qu’en politique, les rancœurs ne mènent pas à grand-chose. Face à une droite prisonnière de ses anciennes querelles, qui n’en finissait pas de remâcher ses amertumes, nous avons été plus réflexifs que réactifs. Le Général nous est vite apparu comme le seul homme qui disait « non ». Non à la politique des blocs héritée de Yalta, non à la dépendance vis-à-vis de Washington. Non aux partis, aux coteries, aux « comités Théodule ». Et oui à tous les peuples qui veulent être libres !
Le tournant essentiel a été pour moi la décision du Général de quitter le commandement intégré de l’OTAN pour empêcher la France d’être vassalisée. C’était en 1966. L’extrême droite manifestait alors sa solidarité avec le Sud-Vietnam soutenu par les États-Unis. Moi, j’ai applaudi à la défaite américaine lors de la chute de Saïgon. J’ai aussi applaudi au discours de Pnom-Penh. Et à la tournée québécoise (“Vive le Québec libre !”, juillet 1967). Avec de Gaulle, le “monde libre” cessait d’être la seule alternative possible au système soviétique. C’était déjà l’ébauche d’une troisième voie.
NG : Aujourd’hui, tout le monde se dit plus ou moins gaulliste, mais plus personne ne l’est vraiment. Votre avis ?
AdB : « Le Général s’éloigne alors qu’on le célèbre », estimait tout récemment Philippe de Saint-Robert (Juin 40 ou les paradoxes de l’honneur, CNRS Editions). Tout le monde se dit-il encore aujourd’hui plus ou moins gaulliste ? Il me semble que c’est de moins en moins vrai. Les jeunes n’ont pas connu de Gaulle. Les moins jeunes l’ont souvent oublié. Les hommes politiques l’ont enterré – parfois sous les fleurs.
En réalité, dès les années 1980, le « néogaullisme » était rentré dans le moule des droites classiques. Quoi qu’ils en aient dit, ni Pompidou, ni Giscard ni Chirac ne sont restés fidèles au Général. Ils n’ont en pas moins constamment allégué son souvenir. Nicolas Sarkozy a fait de même durant sa campagne présidentielle de 2007, lisant avec emphase les discours aux accents gaulliens rédigés par Henri Guaino, allant s’incliner à Colombey à la veille du premier tour, le 16 avril 2007, mais décidant, à peine élu, de fondre le RPR et l’UDF dans un seul et unique mouvement, l’UMP, doté dès sa fondation d’un programme nettement libéral et atlantiste.
Avec le personnage qui se trouve aujourd’hui à l’Elysée, c’est en tout cas à une liquidation de grande envergure que l’on a assisté. Les coups de lèche à l’axe américano-israélien, les déculottades devant le président Bush, la politique en faveur des riches, la passion de l’argent, la vulgarité des mœurs et du style, avec « Sarkozy le petit », on est aux antipodes du « grand Charles ». La France est aujourd’hui revenue au bercail atlantique. Elle a rétrocédé, battu en retraite. Elle est allée à Canossa. Sarkozy a fait cadeau de la France à l’OTAN, sans même toucher les dividendes. Trente deniers, il est vrai, cela ne fait pas lourd à l’échelle du bling-bling. La petitesse et le néant.
NG : D’ailleurs, est-il seulement possible de définir ce que fut le gaullisme et ce qu’il pourrait être désormais ?
AdB : Le Général était étranger à tout esprit de système. On en a conclu qu’il ne saurait y avoir “d’idéologie” gaulliste. Après quoi, le gaullisme ayant été ramené à un “pragmatisme” peu éloigné de l’opportunisme, on l’a accommodé à toutes les sauces pour mieux en trahir l’esprit. Mais le gaullisme, s’il n’est pas une idéologie, est au moins une doctrine. Il a des principes, il se fonde sur des valeurs.
Le gaullisme plaçait au-dessus de tout l’existence d’un lien direct entre le chef de l’État et le peuple (d’où le recours au référendum et l’élection du président de la République au suffrage universel) et l’indépendance du pays. Ce dernier mot était à comprendre sous toutes ses formes : affirmation de la souveraineté nationale, refus de la « vassalisation » par des organismes supranationaux ou des puissances étrangères, mais aussi des pouvoirs économiques et des oligarchies financières. Le reste en découlait tout naturellement : un pouvoir exécutif fort et stable, l’indifférence par rapport au clivage droite-gauche, la condamnation du tout-marché au profit d’une économie orientée, la construction d’une Europe des peuples et des nations, le refus de voir la politique soumise aux évolutions de la « Corbeille ».
Le Général disait des choses simples. Que la France a fait de grandes choses dans le passé, quand elle était porteuse d’un projet collectif tendu vers un destin commun. Qu’elle entrait en déclin chaque fois qu’elle cédait à la tentation de se replier sur ses querelles intérieures. Qu’elle avait vocation à soutenir, partout dans le monde, les peuples qui ne voulaient plus être l’objet de l’histoire des autres. Qu’elle disparaîtrait elle-même lorsqu’elle se soumettrait à la volonté des autres. De Gaulle, en d’autres termes, se souciait du rang de la France. Il voulait lui rendre son rang.
L’indépendance est la condition de l’affirmation de soi, mais aussi une des conditions de la grandeur. Elle est aussi conforme à l’honneur, parce qu’il est déshonorant de ne pas être libre. Mais voilà des mots – indépendance, grandeur, honneur – qui, quoique faisant encore partie du dictionnaire, ne veulent plus dire grand-chose aujourd’hui. Qu’ils ne signifient plus grand-chose n’aggrave pas le problème, mais constitue le cœur même du problème. « Le monde a tout ce qu’il lui faut, et il ne jouit de rien parce qu’il lui manque l’honneur », observait Bernanos dans Les grands cimetières sous la lune.
De Gaulle ne disait pas ce qu’il fallait faire, il désignait la route à suivre. Or, c’est là le geste essentiel d’un chef politique : non pas discuter d’un bilan, bavarder sur un programme, jongler avec les chiffres, mais montrer le chemin qu’il convient de prendre. Tout chemin implique un horizon. Tout horizon implique un peuple en marche pour l’atteindre, sachant qu’une fois atteint, l’horizon se reporte toujours plus loin. Quant à l’actualité du gaullisme, le Général l’avait par avance évoquée dans ses Mémoires de guerre : « Puisque tout recommence toujours, ce que j’ai fait sera tôt ou tard une source d’ardeur nouvelle une fois que j’aurai disparu. »
Propos recueillis par Nicolas GAUTHIER, pour la revue FLASH